"Je l'ai longtemps cherchée. Avant de me faire une raison.
J'ai arpenté les rues, toutes celles qu'elle aimait traverser quand la nuit tombait ; je suis resté assis des heures sur le banc contre lequel elle aimait observer les passants. Duquel elle commentait la vie avec toute sa poésie et son regard enfantin, épuré et clairvoyant à souhait. 
Je ne l'ai jamais revu. Elle n'est jamais revenue. 
Elle avait une fois écrit qu'elle reviendrait au bout de quatre ans. Peut-être, si entre temps, elle avait trouvé la force nécessaire, et la compassion, pour me pardonner. Elle m'avait dit qu'elle m'attendrait dans le petit café, celui avec les
tables en bois, qui donne sur les grands immeubles où vont et viennent les hommes en cravate, toute la journée, qui courent après l'éternelle prochaine seconde. Où les femmes élégantes perchées sur des hauts talons déambulent comme des fées sur les pavés, en ignorant toute la plénitude de leur beauté. Où la vie ne s'arrête jamais, où les amours se font et se défont, où les regards se croisent, les sourires se mêlent, les histoires s'ébauchent. De sa petite chaise, elle avait la sensation d'assister à une représentation théâtrale qui ne finit jamais. Chez elle, tout était une question de perception, de regard. 
Mais même là-bas, je ne l'ai pas trouvée. Personne ne l'avait vue. Ni les serveurs, ni le propriétaire ne l'avaient reconnue. Ne l'avaient croisée. Ni
avant, ni aujourd'hui. Sûrement jamais. 
Je me suis rendu, dans un dernier geste d'espoir, chez elle, l'ancien chez elle. La vieille gardienne a eu du mal à se rappeler qu'un tel appartement fut occupé un jour... "Mais si, vous savez, l'appartement au deuxième étage. Le numéro un... Mais si, à gauche ! Le quatrième du pallier. " 
Sans être convaincue, elle m'a donné un trousseau de clefs, puis je suis monté.
Il était vide. Sans meuble. Poussiéreux. Rien dans cet appartement aurait pu laisser penser que quelqu'un y avait habité un jour. Il n'y avait ni les marques de ses tableaux qu'elle accrochait de travers, ni les traces de ses meubles. Je ne ressentais même pas l'aura d'une présence passée. 
Elle avait simplement disparu. Elle était probablement sur cette terre, vivait quelque part, parmi six milliards de personnes ; pendant que moi, je courais après une forme de souvenir, une ombre du passé, qui avait cessé d'exister lorsque je l'avais quittée.
Et pourtant, j'ai longtemps cru qu'elle reviendrait. Comme les personnages un peu farfelus dans ces romans de gare qui, malgré les épreuves et le temps, finissent toujours par se réconcilier. Mais voilà, ici, on ne se retrouve pas, par hasard, au milieu d'une ville de six cent mille habitants, des années après, la passion et les émotions intactes, comme si la vie n'avait jamais continué. On ne piétine pas les coeurs impunément. Ici, on abîme les gens et ils ne reviennent jamais."

 

 

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